La nuit tombait sur la ville, mais il n’avait pas envie de rentrer. Il avait passé une journée atroce au travail. Il était plutôt énervé. Sa femme, Ginette, l’attendait pour manger. Il n’était pas pressé car elle cuisinait mal et en plus elle avait ses règles… Soirée animée en perspective. En général, elle était plutôt mal lunée pendant ces périodes là. Donc, sans un coup de fil, il décida d’aller se défouler. Il coupa son téléphone pour que Bobonne ne l’appelle pas et se dirigea vers le pub où il avait des potes, un peu ivrognes mais tellement plus drôles que sa régulière.
Il entra dans son refuge favori, salua avec entrain les gars accoudés au comptoir et se commanda une demi-pression. Sur le zinc, il y avait des œufs durs et des cacahuètes. Il commença à taper dedans. Sa femme avait beau mal cuisiner, il n’en avait pas moins faim. L’ambiance était aux rires gras et aux plaisanteries salaces. Pas une femme à l’horizon.
Tout à coup entra une blonde décolorée avec une choucroute sur la tête, des cheveux un peu usés par les permanentes, un maquillage fatigué par une journée bien remplie. Sa démarche donnait la nausée à celui qui avait le malheur de la regarder avec intensité. Elle tanguait comme un bateau dans la tempête, un coup à droite, « oups » un coup à gauche. Jean qui avait tellement bu et qui eut l’audace de la suivre du regard, finit par en avoir un haut le cœur.
Il se précipita hors du pub et se mit à vomir dans le caniveau, quand une voiture noire décapotable se gara juste en face de lui. Le type qui en sorti ressemblait plus à un mac qu’à un bourgeois bien léché. Il portait un costume noir à grosses rayures blanches, cintré, des chaussures brillantes, blanches et noires et une cravate autour du cou qui aurait fait fuir n’importe quelle nana avec un peu de cervelle. Le cigare au bec, l’homme regarda d’un œil mauvais Jean qui venait de rendre ses tripes. Il le toisa avec insistance, lui faisant comprendre qu’il ne fallait pas s’aviser de salir sa belle voiture qu’il venait de faire nettoyer et reluire. Il se dirigea d’un pas sûr et régulier vers le pub. Jean hésita à en faire de même. Ça ne sentait pas bon.
Il attendit un petit moment et comme il n’était pas très courageux mais qu’il avait très soif, il se glissa discrètement à la porte du pub. Il colla son oreille sur la porte, histoire de tâter le terrain et ô surprise, derrière la porte, il entendit des rires étouffés. Jean qui avait un coté un peu parano crut que l’on se moquait de lui. Il resta un moment la main sur la poignée de la porte, pris son courage avec sa deuxième main et fit son entrée. Les rires s’arrêtèrent et tout le monde le regarda.
Gégé, une grande gueule, commença à le vanner et tout le monde se mis à en faire autant. Les moqueries allaient bon train. La blonde qui avait fait vomir Jean était assise les jambes croisées au comptoir et sirotait sa bière à coté de l’homme à la voiture décapotable. Plus personne n’osait la regarder, ils avaient trop peur.
Jean finit par quitter le pub, un peu éméché. Il sortit droit comme un comptable. Une jeune femme le salua alors qu’il allait s’engouffrer dans le métro. Il lui rendit son salut en soulevant légèrement son chapeau. La jeune femme partit de son coté et lui continua son chemin. Ils ne firent que se croiser. Il y a des jours où on aimerait bien faire l’inverse mais Madame attendait à la maison, derrière la porte, avec son rouleau à pâtisserie. Plus il la faisait attendre, plus les coups seraient durs. Bon ! L’alcool ça anesthésie un peu mais le réveil risque d’être difficile, surtout que la nuit se terminera immanquablement sur le canapé tout déglingué qui siège dans le salon. La perspective n’était pas joyeuse.
Il était sur le quai du métro et se remit à vomir, ce coup-ci, les premières bières ingurgitées. D’habitude, ça se termine aux toilettes mais lui, il n’a pas voulu faire comme les autres. Le peu de gens qui attendaient le métro, le regardèrent de travers, n’osant pas attaquer de front cet individu imbibé. Après avoir bien vomi, il réfléchit et fit demi-tour. Remonta les escaliers et sortit dans la rue.
Il marcha un peu et vit que le bar était encore ouvert. Il entra. Les jambes molles, il s’affala sur la banquette et se mit à penser. « Bon ! Si je rentre maintenant, je suis mort. Il faut que je trouve une histoire pour faire croire à Ginette que ce n’est pas de ma faute et qu’il m’est arrivé des choses insensées, aujourd’hui ». Il se commanda un double expresso. Ses yeux fatigués flottaient dans le vide. Son cerveau à cet instant, on est en droit de se demander dans quel état il est. Un grand moment de solitude.
Jean n’était, non seulement pas très courageux mais pas non plus très futé. Il réfléchit longtemps, enfin, on espère… ! Le café finit par agir. Il sautait nerveusement sur son siège, croisait les jambes, les décroisait, se grattait la tête. « et si j’attendais la fin de la nuit pour rentrer ? » Subitement, il entendit le cafetier hurler « on ferme ».
Il se retrouva sur le pavé et erra sans trop savoir dans quel sens aller. Plus de métro, plus de bus. La nuit était fraîche. Il traîna longtemps. Les dés étaient jetés, il n’avait plus le choix, il devait attendre six heures du matin, pour rentrer chez lui. Il prendrait le premier métro avec un peu de chance, Madame serait endormie. Il fallait qu’il fasse discret, surtout ne pas la réveiller. Il passa le reste de la nuit sur un banc, assis près d’un clochard. Ils taillèrent une bavette. Le clochard avait des difficultés à s’exprimer. Il marmonnait plus qu’il ne parlait. Il était sale, il puait mais pas trop. Au grand air on pue moins, ça fait ça à tout le monde. Ses jambes étaient enveloppées dans un sac de couchage bleu-marine. Il proposa à Jean un coup de rouge que Jean, au point où il en était, finit par accepter. Le velours de l’estomac, un petit vin de pays, bien rêche qui se fait sentir quand il descend dans le ventre. C’est la qu’on se rend compte que l’on a un œsophage et tout le reste qui va avec. La loi des séries, deux vomissements en appelle un troisième. Jean, malgré tout se retint. Il allait vexer son acolyte. Il endura, il fit mine, pour une fois, il résista. À quel prix !
Il se demanda quand même : « Si j’étais rentré à la maison… ?
Je n’aurais pas eu à subir tout ça ».
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Paulo
Le soir, dès que la nuit tombe, Paulo rembarque tout son fourbi, met les sacs dans le caddie empruntée à Facility market et prend le chemin du quai d’Austerlitz. Les sacs sont tous retournés pour que l’on ne voit pas les marques, parfois ils sont renforcés par de la ficelle. Paulo pousse son barda lentement sur le trottoir, ses pieds trainent et font un bruit de friction avec les pavés.
Devant son bol de soupe, le pain dans la main gauche, il lape bruyamment le liquide chaud.
Son père était un homme dur, un ancien militaire à la retraite, sa mère, une brave femme mais un peu faible. Chaque soir, quand Paulo rentrait de l’école où il y faisait une scolarité médiocre, Paulo prenait une raclée. Son père, énervé par l’abus d’alcool, lui faisait payer une journée inutile, passée à l’oisiveté qui donne soif.
Il se maria un jour de juin, comme tout le monde, avec une jeune femme. Bien jeune. À ce mariage, il n’y avait qu’eux et les deux témoins.
Il rompit les amarres et quitta sa femme qui attendait leur deuxième enfant. Il partit comme quand il a quitté ses parents, brutalement, sans rien dire, sans un mot, sans prévenir. Il en avait marre.
Le métro, c’est chez lui. Il garde une distance respectable avec le copain d’infortune. Moi, de ce côté du distributeur de friandises, toi, de l’autre côté.
Rafle dans la rue, ce soir là. La police force Paulo à monter dans le bus, direction Saint-Lazare. Douche obligatoire. Accueil de bénévoles qui distribuent à tout le monde des savonnettes, des rasoirs, serviettes éponges et autres objets utiles pour rendre un homme présentable. Beaucoup grognent, Paulo, lui ne dit rien, comme d’habitude. Il obtempère et va se doucher. Le plus dur, c’est de savoir que les habits que l’on a trainé pendant des semaines, vieux compagnons de misère, vont aller à la poubelle et qu’il va falloir se réhabituer aux nouveaux vêtements qui sentent la lessive et le propre. Et puis, les chaussures encore à faire.
Paulo met son gobelet de café vide devant lui, installe tous ses paquets autour de lui comme pour se protéger. Il gare son caddie à proximité de son campement de fortune, puis s’assied sur un carton qu’il vient de récupérer et attend. Attend.
Merci, merci…B’jour, m’ci. Paulo, ses mots de la journée sont : « b’jour et m’ci » . De temps en temps, il pique un roupillon mais quand même, reste vigilant, un œil ouvert sur le gobelet dès fois que …!
Un jour, Paulo il a fichu une beigne à son petit garçon, faut dire qu’il l’avait bien cherché. Il n’a pas arrêté de couiner pendant des heures. Paulo, il a eu peur et quand sa femme lui a annoncé sa grossesse, la deuxième, Paulo il a paniqué. Tout est remonté. Paulo, lui, il est gentil un peu comme sa mère.
Les voisins du campement, sous le porche du super marché, viennent le voir lorsqu’il rentre du travail. Il prennent un peu de temps et essayent d’engager la conversation avec Paulo. Paulo, il est méfiant et il faut, vraiment en vouloir pour lui sortir de la bouche quelques mots. Et puis, il faut bien dire, Paulo, il ne sent pas bon.
Paulo, il est comme son père, il boit et quand il a trop bu, il devient agressif. Alors, gare à celui qui viendrait le chatouiller. Il balance vite des coups de pieds et de poings. Paulo, ce n’est pas un gars qui se laisse faire,sauf quand il est à jeun.
Son pied pourri le fait souffrir. À force d’être assis, les jambes gonflent et les chaussures deviennent étroites, trop serrées, insupportables. Peu à peu, les pieds sont anesthésiés et les plaies peuvent s’agrandir.
Sur son carton, Paulo essaye de dormir. Il s’est habitué aux passages des voyageurs. Le bruit du métro donne un rythme à son sommeil.
Des potes, il en a. Julo, c’est celui qu’il préfère. Il pue, comme lui. Il ne parle pas, comme lui. Il partage son litre de vin et ne lui a jamais rien volé. De temps en temps, ils se racontent des histoires et Paulo, il rit. On voit les trous dans sa bouche et les dents pourries qui s’accrochent désespérément à la mâchoire. Bientôt, Paulo, il ne boira plus que de la soupe… et du vin.
Dans son sac préféré, il y a un secret. En quittant ses parents, Paulo a emmené avec lui son ours en peluche. Paulo, il peut tout perdre mais pas ça. Son ours, c’est toute sa vie. C’est lui qui le réconfortait quand son père lui mettait des torgnoles.
La pluie, alors ça, Paulo, il n’aime pas du tout. Autant Paulo aime le vin mais l’eau… déjà quand il faut se laver !
Le regard dans le vide, il voit la mer. Il est assis sur le sable, les coudes en arrière et scrute l’horizon. Ce ciel bleu ! ces arbres ! des cocotiers. Il a lu ça quand il était petit, cela s’appelle des cocotiers. Paulo rêve. Paulo, il reste en vie … grâce aux cocotiers.